lundi 17 décembre 2012



"Le treizième conte" de Diane SETTERFIELD

On était en novembre. Il n'était pas encore très tard, et pourtant le ciel était déjà sombre quand j'empruntai Laundress Passage. Père avait fini sa journée : il avait éteint les lumières du magasin et fermé les volets ; mais, de manière que je ne rentre pas dans l'obscurité la plus totale, il avait laissé allumée l'ampoule éclairant l'escalier qui menait à mon appartement. À travers la porte vitrée, celle-ci dessinait un grand rectangle pâle sur le trottoir humide, et c'est au moment où je me tenais là, m'apprêtant à tourner la clé dans la serrure, que je vis la lettre pour la première fois. Autre rectangle blanc qui, sur la cinquième marche en partant du bas, ne pouvait passer inaperçu.
Je refermai la porte et déposai la clé du magasin à sa place habituelle, derrière les Principes supérieurs de géométrie de Bailey. Pauvre Bailey ! En trente ans, personne n'a jamais réclamé son gros livre gris. Il m'arrive de me demander comment il réagirait à son rôle de gardien des clés de la boutique. Je ne pense pas que ce soit là le destin auquel il ait rêvé pendant les deux décennies qu'il lui a fallu pour rédiger sa grande oeuvre.
Une lettre. Pour moi. Un véritable événement. L'enveloppe aux coins aigus, gonflée de son contenu aux plis épais, portait une adresse dont la graphie avait dû poser quelques problèmes au facteur. Même si le style en était vieillot - majuscules aux lourdes arabes­ques et enjolivures bouclées -, ma première impression fut qu'elle était de la main d'un enfant. Les caractères ne semblaient pas totalement maîtrisés. Leur tracé irré­gulier devenait soit invisible, soit, au contraire, griffait profondément le papier. Il n'y avait aucune continuité apparente dans l'agencement des lettres qui formaient mon nom. Chacune avait été exécutée séparément - M A R G A R E T L E A -, comme s'il s'était agi d'une entreprise redoutable qu'il fallait chaque fois recommencer. Mais je ne connaissais pas d'enfants. C'est alors que l'idée me vint : c'était là l'écriture d'un infirme.
La lettre ne fut pas sans me procurer un sentiment étrange. La veille ou l'avant-veille, tandis que je vaquais à mes occupations, tranquillement et en privé, un inconnu - un étranger - avait pris la peine d'inscrire mon nom sur cette enveloppe. Qui avait bien pu concen­trer ainsi son attention sur moi, en catimini ?

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