Peu avant qu'elle ne soit cédée, mon père nous
avait rendu une dernière visite dans notre maison
blanche qui détonnait dans l'urbanisme haussmannien,
une maison longiligne sur deux niveaux située
rue Jean-Richepin, qu'il avait abandonnée depuis
des années et que ma mère s'était résignée à mettre
en vente afin de cesser l'ultime illusion maritale.
Une sensation d'égarement et de délitement régnait
dans nos murs, les gens travaillant dans la maison
avaient demandé leur solde de tout compte et certains
avaient déjà pris congé, la fille au pair - cette
fois allemande - avait fait l'objet d'un rapatriement
sanitaire par ses parents, des déménageurs se présentaient
chaque jour afin de prendre tel meuble ou
tel objet, une fiche à la main pour toute explication,
ma mère apparaissait avec hauteur et absence sur
le palier de l'escalier. Ce qui constituait le mince
maillage de nos vies se défaisait subrepticement. Le
rideau tombait sur une comédie amère dont mon
frère aîné, Laurent, et moi-même étions les créatures
uniques et les spectateurs involontaires.
Je regardais notre visiteur qui à présent, assis
dans un fauteuil à contre-jour dans le salon du
rez-de-chaussée, nous parlait. Ou plus exactement
monologuait. Les voilages gris absorbaient la
lumière de la rue, coupée par la hauteur de la poste
dont le bâtiment moderne, érigé rue de la Pompe
quelques années auparavant, avait dénaturé le carrefour
villageois et porté fatalement une ombre sur
notre maison.
Les cheveux poivrés, la mèche peignée, le teint
hâlé, la lèvre supérieure surlignée d'une fine moustache,
mon père, à cinquante-cinq ans, ceinturé
d'un costume trois pièces et d'une chemise Charvet,
incarnait pour nous un être fabuleux. Des yeux de
velours, émerveillés par son ascension surhumaine
nimbée de sacrifice. Il avait connu la gloire, toutes
les gloires. Au fil de ses succès politiques et mondains,
il avait conquis une aisance étourdissante en
société et alternait un paternalisme, une verve et des
railleries devant lesquelles nous nous tenions cois.
J'ai perdu le souvenir des propos. Mais était-ce la
musique entre ses mots, le jeu de ses mains belles,
brunes et mutilées, tapotant impatiemment le coude
du fauteuil d'un de ses doigts reprisé comme un bas
de laine par les chirurgiens à son retour de l'Annapurna,
sa silhouette se levant rapidement pour
vérifier la présence d'un livre ancien dans la bibliothèque,
tendue vers l'avant, perchée sur les talons
qui lui restaient grâce aux chaussures compensées
qui lui étaient faites sur mesure ? Ce talent de feindre
ne pouvait appartenir qu'aux grands acteurs, ceux
qui savent se présenter sous le jour le plus flatteur,
régler d'avance l'angle de leur profil, moduler le
timbre de leur voix selon l'émotion, livrer une version
des faits toujours favorable, capter de manière
habile la conversation. Quelque chose en lui n'était
pas vrai. Je l'écoutais attentivement, absorbée par
son charme, ses fluides, et la constatation me vint
simplement à l'esprit qu'il mentait.
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